mardi 31 mai 2011

Les Grandes Écoles d’Ingénieurs dans la Tourmente


Je commence mes publications avec un article que j'ai écrit pour le site du Nouvel Ingénieur, une association dont je fais partie, et dont j'aurai l'occasion de reparler plus en détails très prochainement.

Je précise que cet article n'a pas de caractère politique, mais traite d'un problème de société qui dépasse largement les clivages gauche/droite.




Il faut supprimer les Grandes Écoles d’Ingénieurs. Voici la rengaine que l’on entend un peu trop en ce moment. Mais avant de crier à l’acharnement politique et médiatique, peut-être pouvons-nous prendre du recul par rapport à cette polémique actuelle, et chercher à en comprendre les raisons.


Depuis quelques mois, les articles dans la presse papier ou électronique se multiplient pour dénoncer les Grandes Écoles d’Ingénieurs, dinosaures qui auraient oublié de disparaître. Le Point, par exemple, répondait en janvier 2011 par l’affirmative à la question « Nos écoles d’ingénieurs sont-elles nulles ? », malgré plusieurs contradictions dans l’argumentaire. En réalité, ce regain d’intérêt soudain pour les Grandes Écoles fait suite aux récentes sorties des directeurs des universités françaises les plus prestigieuses (Sciences Po, Dauphine…), qui réclament leur droit à être reconnues comme formant l’élite, ainsi qu’à la remise en cause par leurs diplômés eux-mêmes de certains aspects de la formation délivrée dans les Grandes Écoles, en particulier dans les rapports publiés par l’Institut Montaigne ou l’ISAE Executive Club. Plus radical, le Mouvement des Jeunes Socialistes avait proposé début avril de fusionner Grandes Écoles et universités dans ses huit propositions. Le projet socialiste pour la présidentielle de 2012 opte pour une option plus mesurée, à savoir le rapprochement entre Grandes Écoles et universités. Début mai, Eva Joly proposait la suppression des Grandes Écoles dans son programme pour la présidentielle. Si les propositions de ce genre commencent seulement à apparaître, le débat n’est pas pour autant nouveau, puisque Valérie Pécresse, ministre de l’enseignement supérieur, déclarait en octobre 2009 : « L’ascenseur social est bloqué, justement parce que nous ne savons pas faire évoluer nos concours, notamment ceux des grandes écoles », qui pourraient « se pench[er] sur le problème de la reproduction sociale qui est la leur ».


Qu’est-il exactement reproché aux Grandes Écoles ? Il serait un peu trop ambitieux de prétendre reprendre l’intégralité d’un vaste débat dans un simple article. Nous pouvons cependant passer en revue les principaux chefs d’accusation.


En premier lieu, l’inégalité est le principal travers des Grandes Écoles à être pointé du doigt par leurs détracteurs, qui pensent que seuls les enfants issus de familles riches y accèdent. C’est pourtant très éloigné de la réalité. En effet, contrairement au modèle anglo-saxon, brandi comme un étendard par leurs nombreux opposants, les Grandes Écoles d’Ingénieurs, publiques pour un grand nombre, dispensent une formation pour environ 1500 euros par an, c’est-à-dire les frais d’inscription, ce chiffre ne prenant pas en compte les bourses – 23 % des élèves étant boursiers. C’est certes moins accessible que l’université, mais cela n’a rien de comparable avec les dizaines de milliers de dollars que coûte une année d’étude aux Etats-Unis. Cette tendance à avoir en Grande École d’Ingénieurs une majorité d’étudiants issus des classes moyenne et aisée n’est pas pour autant une invention, bien que moins marquée que ce qui est souvent pointé du doigt. Il est pourtant difficile de blâmer pour cela les Grandes Écoles, alors que la sélection se fait sur concours, et donc évidemment sans aucun critère social. Si ce n’est toi, c’est donc ton frère : la prépa. Cependant, l’admission en prépa est uniquement basée sur le dossier scolaire. De plus, les places à l’internat, souvent bien moins chères qu’une chambre ou un appartement, sont réservées aux élèves les moins fortunés. La véritable raison de ce déséquilibre social en Grande École vient en fait de l’orientation dans les lycées, qui sont peu nombreux à conseiller une prépa à leurs élèves. Pourtant, le MJS se fait le porte-parole des « jeunes de France » en disant ne plus vouloir « de riches grandes écoles pour les riches et de pauvres universités pour les pauvres », à l’instar d’Eva Joly, pour qui « les Grandes Écoles sont au centre de l’inégalité française ». Certes, les Grandes Écoles sont une particularité française, mais les systèmes existant dans les autres pays ne sont pour la plupart pas moins inégaux, au contraire. Les Grandes Écoles ne sont donc pas à l’origine des inégalités dans l’enseignement supérieur, non égalitaire par nature : la répartition sociale est la même au niveau master dans les universités.


Le deuxième principal argument est l’élitisme des Grandes Écoles. Madame Joly étayait son propos en prenant l’exemple – alors présenté comme un argument – des « grands patrons des banques françaises [...] issus des mêmes grandes écoles » qui s’attribuent des « bonus injustifiables ». Malgré un raccourci un peu rapide, l’argument avancé est que les Grandes Écoles fabriquent une caste à part en formant « une élite qui a perdu de vue l’intérêt général ». Cet aspect est préoccupant, car perdre de vue cet intérêt général n’est pas dans l’esprit des Grandes Écoles, au contraire. Il faut cependant reconnaître que les interfaces avec le monde extérieur – les universités notamment – restent rares et mériteraient d’être développées. Plutôt qu’un prétexte pour supprimer les Grandes Écoles, je préfère y voir une piste d’amélioration. Pourquoi ? Parce qu’aucun système n’est parfait, et qu’il vaut mieux l’améliorer dans une démarche constructive que supprimer un système qui attire des étudiants du monde entier. Ce problème n’est d’ailleurs pas ignoré, et la Conférence des Grandes Écoles a publié en décembre 2010 un livre blanc centré sur l’ouverture sociale. Un des points de blocage du débat vient du fait que par Grandes Écoles, le grand public entend surtout les dérives des meilleurs étudiants des meilleures écoles. Ce raisonnement est d’autant plus dommageable – surtout lorsque l’on se réclame de l’intérêt général – qu’il oublie la majorité des quelques 30 000 ingénieurs diplômés des Grandes Écoles chaque année, qui pour la plupart n’aspirent qu’à vivre leur vie, faire avancer la recherche ou créer une entreprise et des emplois… et non pas dominer le monde.


Il serait pourtant faux de dire que les Grandes Écoles ne sont pas élitiste. Seulement, à l’élitisme pointé du doigt par les détracteurs, s’oppose l’élitisme défendu par les partisans. Oui, les Grandes Écoles sont élitistes, au sens où elles sont sélectives. Le nombre de place étant limité – comme pour toute formation – il est préférable de sélectionner les élèves que l’on formera. C’est d’ailleurs également le cas de Sciences Po, de Dauphine, des Grandes Universités partout dans le monde… Bref, de tous les systèmes qui sont régulièrement présentés comme supérieurs aux Grandes Écoles. Si l’on peut trouver un consensus sur le besoin de sélectionner, c’est le mode de sélection qui pose problème. En effet, d’aucun reprochent au concours de n’être qu’une restitution sans valeur ajoutée après deux années de bachotage en prépa. Cet argument étant majoritairement avancé par des personnes n’ayant jamais passé ces concours, et démenti par la plupart de ceux qui les ont passés, il semble plutôt fragile, tant une dissertation ou un problème mathématique sont dans les faits éloignés de cette description. En revanche, jouer toute sa vie sur quelques jours de concours peut être remis en question – et l’est dans les faits. Mais les propositions pour remplacer ce modèle divergent, et aucun modèle plus cohérent n’a été identifié jusqu’ici.


Je n’ambitionne pas d’avoir réglé le débat par ces quelques paragraphes, et je ne le désire pas : le débat sur les Grandes Écoles est tout à fait souhaitable. Cependant, le temps est actuellement plus à la polémique qu’au débat, et les passions y ont beaucoup plus de place que la raison. Des améliorations sont bien sûr possibles en Grandes Écoles d’Ingénieurs : les élèves aimeraient avoir plus de contacts avec le monde professionnel, plus de possibilités pour choisir leur cursus, une plus grande reconnaissance de la vie associative ou encore un poids plus important auprès de leurs administrations. Des enjeux majeurs au niveau micro, couplés à d’autres enjeux au niveau macro, tels les rapprochements entre écoles, avec les universités… Tant de défis passionnants à aborder en collaboration, et non pas en opposition détracteurs contre partisans. Les Grandes Écoles ne sont pas éternelles, j’en suis conscient, mais plutôt que d’anéantir leur héritage et leur mode de fonctionnement, autant prendre le temps de rapprocher Grandes Écoles et universités, en commençant par ne pas les opposer. L’association étudiante Le Nouvel Ingénieur a été créée pour agir dans le sens d’une démarche constructive telle que celle-ci : prendre part au débat, assimiler les critiques pour mieux pouvoir adapter la formation d’ingénieur. Je ne prétends pas que les Grandes Écoles sont la meilleure formation au monde, ni même en France, mais je suis convaincu qu’elles méritent une place dans le paysage de l’enseignement supérieur français et international.